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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/207

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LE RENDEMENT, NON LA PUISSANCE

qui marchent sur roue et braquent leur objectif, je me représente une humanité qui userait de ses jambes et qui s’exercerait au dessin. Sans doute les connaissances communes se développeraient d’autre façon et donneraient d’autres fruits.

On a dit beaucoup sur les machines, et il reste à dire. Celui qui construit, ajuste, essaie les machines prend l’esprit mécanicien, mais non pas l’esprit mécanique. Le geste d’un ajusteur n’est nullement mécanique ; non plus celui d’un électricien qui surveille un jeu de transformateurs et de tableaux de distribution. Celui qui conduit une moissonneuse ou un omnibus automobile est emporté par la machine, mais il reste observateur, et encore libre dans ses mouvements. La bicyclette change le corps humain encore plus que ne fait le costume, par l’entraînement mécanique des jambes, et par le problème de l’équilibre, qui intéresse tout le corps. Il est assez clair qu’on change l’esprit d’un homme si on lui met une couronne sur la tête ; combien plus si l’on détourne ses pieds de leur fonction de palper le sol, et si ses mains ont la charge de le maintenir debout. On dit bien que l’homme s’adapte, et je n’en doute point ; mais la forme du corps humain ne change pas ; il y a des attitudes qui seront toujours nouvelles pour lui, comme de marcher sur les mains. Ces retournements ont sculpté le visage de l’acrobate, que l’on reconnaît entre mille, par une ressemblance étonnante avec le visage du mutilé ; ce genre d’homme est en difficulté non avec les choses, mais avec lui-même. À un moindre degré chez le bicycliste ; même l’aisance a quelque chose de trop sérieux en ce visage, comme le sourire du danseur

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