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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/234

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LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS


Je me refuse à haïr tout un peuple. J’insiste sur cette idée, peu agréableAPRÈS
LE DÉPART.

Je me refuse à haïr tout un peuple. J’insiste sur cette idée, peu agréable, j’en conviens, pour ceux à qui la guerre ouvre un abcès de fureur qui les étouffait. Mais pour moi, je me sens solide et décidé, sans méchanceté aucune ; et nous sommes des milliers de cette espèce, dans la grande République occidentale. Certes, je hais le despotisme, mais je ne hais point ses instruments, qui sont ses premières victimes. Je haïs cette folie préméditée, contente d’elle-même, orgueilleuse d’elle-même, qui lance contre nous tant de pauvres gens ; mais quant à la colère folle, née peut-être de deux peurs contraires, c’est comme une maladie que le despotisme a inoculée à tout un peuple, et que la liberté saura guérir. Au reste, pour le moment, nous en sommes aux moyens de force, et tant pis pour qui s’y frotte, mais ces hommes qui nous arrivent du nord avec sabres, fusils et canons, je n’ai nul besoin de les haïr ; qu’ils soient méchants au fond, ou bien trompés et affolés, le traitement qu’il s’agit d’appliquer est toujours le même ; et quand ils seraient chevaliers à l’ancienne mode, cela ne diminuerait en rien la pression de la poudre au millimètre carré. Nous tuons, si j’ose dire, à la machine.

Oui, même la légendaire baïonnette, il faut qu’elle se règle selon l’autorité polytechnicienne ; et l’on a déjà remarqué que le danger, dans cette guerre, peut venir des passions mal réglées. Viser bien vaut toujours mieux que frapper fort ; et la plus haute des vertus guerrières, c’est la patience.

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