Aller au contenu

Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/56

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.






LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS

dire que je l’aime ; mais c’est bien mieux ; je le possède et je le gouverne par droit naturel ; aucun choix ni aucun discours n’y changeront rien. Vous demandez si je suis Français, mais c’est mal parler ; je suis la France même pour ma part ; et ceux qui veulent aimer la France, comme je vois que vous voulez, doivent m’aimer moi aussi bon gré mal gré ; je suis dans le lot par mes nobles ancêtres, mon père boulanger et mon grand-père boucher, et tant d’autres, tous Français et sans aucun mélange depuis les croisades ; la preuve en est assez claire dans ma manière de dire et de mimer, qui est sans respect et à peu près sans crainte. Et si quelqu’un me dit qu’il aime la France, je le prends en hommage ; mais pour mon compte je n’aime point la France autrement que l’on peut s’aimer soi-même ; or, j’ai appris qu’il ne faut point trop s’aimer soi-même, et que c’est vilain et sot. Enfin je suis bon prince et je gouverne mon peuple ; non sans réprimande car il le faut ; mais il me comprend et me supporte, car c’est mon peuple. » L’autre restait sans parole, et son geste prenait les dieux à témoins ; mais le diable de Français n’en allait que mieux.

« Nous ne pouvons point, dit-il, nous comprendre tout à fait bien. Vous êtes d’un pays tiré en deux sens, où quelquefois deux frères choisissent chacun leur patrie. Vous Nous avez choisi et préféré, et Nous vous en sommes reconnaissants ; je dis plus, Nous vous sacrons par grand serment. Mais votre serment aussi fait que vous pensez surtout à vos devoirs et à l’obéissance. Au lieu que Nous, Français par grâce de nature nous pensons plutôt selon les charges du gouvernant que selon les obligations du sujet, ayant juré avant

⸻ 52 ⸻