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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/58

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LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS

songe à cet instable corps humain, frémissant à la moindre touche toujours penchant, bientôt emporté, produisant gestes et discours selon sa forme, selon la fatigue, et selon les actions étrangères : c’est pourtant ce corps humain qui doit m’apporter, comme un bouquet de fête, les sentiments constants, les égards et les agréables propos auxquels il me semble que j’ai droit. En ce mélange je dois, comme un chercheur d’or, négliger le gravier et le sable, et reconnaître la plus petite paillette ; c’est à moi de chercher, aucun homme ne crible les discours qu’il lance, comme il fait de ceux qu’il entend. Me voilà donc disposé selon la politesse, et encore mieux ; j’ouvre un large crédit à l’autre ; je laisse les scories, j’attends sa vraie pensée. Mais ici je remarque un autre effet, auquel on ne s’attend jamais assez. Cette bienveillance, que je fais voir, délie aussitôt ce timide qui s’avance en armes et tout hérissé. Bref, de ces deux humeurs qui roulent l’une vers l’autre comme des nuages, il faut que l’une commence à sourire ; si ce n’est point vous qui commencez, vous n’êtes qu’un sot.

Il n’est point d’homme dont on ne puisse dire et penser beaucoup de mal ; il n’est point d’homme dont on ne puisse dire et penser beaucoup de bien. Et la nature humaine est ainsi faite qu’elle n’a point peur de déplaire ; car l’irritation, qui donne du courage, suit la timidité de bien près ; et le sentiment que l’on a d’être désagréable rend aussitôt pire. Mais c’est à vous, qui avez compris ces choses, de ne point entrer dans ce jeu. C’est une expérience étonnante que celle-ci, et que je vous prie de faire une fois ; il est plus facile de gouverner directement

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