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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/82

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LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS

que la guerre réalise des actions inhumaines et féroces par le ministère d’hommes qui ne sont ni cruels ni même méchants. Aussi les détourneurs savent bien louer un général de ce qu’il n’est pas prodigue du sang de ses soldats ; et sans doute jetteraient-ils une tête ou deux à la foule si elle grondait trop. La guerre n’est pas déshonorée par un monstre, ni par un fou.

Mais nous n’en sommes point là. Quand vous éveilleriez la fureur et la pitié jusqu’à obtenir des juges, je dis de vrais juges, vous verriez l’anecdote fondre aux débats ; il n’en resterait rien. Comme je disais, tous les documents de guerre sont rédigés selon le convenable, non selon le vrai. Un homme que je ne crois point menteur me citait le mot d’un capitaine qui, réglant son tir sur un avion d’après des estimations tout à fait inexactes, et averti de l’erreur s’écria : « Je tire quand même. » Le mot est assez beau, si on le comprend par les causes, c’est-à-dire par le jeu des passions. Mais on ne peut prouver, par témoignages, que ce capitaine méprisait les observations télémétriques ; en deux minutes l’avion avait effacé l’événement pour toujours.

Je revois une scène d’observatoire, assez plaisante. La vue était arrêtée à cent mètres par un brouillard laiteux. Les batteries étaient arrivées de nuit dans un pays inconnu, en vue d’effectuer un tir de surprise sur un objectif bien déterminé. Il fallait régler et l’on ne pouvait régler. Comme on n’était plus loin de l’heure fixée, il arriva de loin en arrière la question d’usage : « Tout est bien prêt ? Vous êtes sûr de votre réglage ? » Et l’homme naïf, qui guettait depuis le matin sans voir autre chose qu’une mer de brume, répondit : « Réglage impos-

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