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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/93

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LES HYPOCRISIES DE LA GUERRE

voyaient enfin le jour en même temps que la liberté nous était rendue, il prit un air froid et mécontent que je ne lui avais jamais vu. « Je n’aime pas, dit-il, ce genre de procès ; cela détournera les Allemands de payer, et nous de les forcer à payer. » Il y a bien deux ans qu’il me fit cette réponse ; j’ignore ce qu’il pense maintenant des affaires ; je soupçonne qu’il n’en pense rien parce qu’il s’interdit de penser plus loin que le mark-or. Et peut-être les hommes de pierre qui siègent à la Ligue des Droits de l’homme sont-ils établis aussi dans cette forte pensée. Je n’en serais pas surpris ; les raisons inférieures sont toujours bien fortes ; et c’est une fade plaisanterie que de vanter à un marchand qui perd, les mérites de son concurrent heureux. Le même homme, auquel je pensais, me disait sagement, c’était avant la guerre : « Nous disputons de tout et nous restons amis, parce qu’il n’y a point d’affaires entre nous, ni d’intérêt, ni aucune trace d’argent. »

Il y a un contraste qui est bien frappant, si l’on y songe, entre les pensées que formait un combattant devant la mort, et celles que nous formons devant le cours du franc. Le combattant risquait tout son avenir et tout son univers pour la paix et le salut des autres ; je n’examine pas si cette noble pensée aurait suffi à l’amener où il était, et à l’y maintenir ; mais enfin elle lui paraissait belle et consolante. Soyons au moins dix, sur la planète, à retenir la formule sublime : « Nous nous battons pour tuer la Guerre ». Voilà donc un homme, estimé et honoré à juste titre, dessiné en marbre, fleuri et salué en son tombeau, pour avoir soutenu cette idée, que chacun reconnaît digne du plus haut modèle humain, et

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