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Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/116

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guerre a bientôt fait, avec le tissu humain, une espèce de charpie informe. Et cet état, quand le souvenir le ravive, et surtout l’échange des souvenirs, produit un rire fixe qui est effrayant à voir ; les femmes, qui imitent si bien, n’arrivent pas à imiter ce rire-là. Si j’y joins les marques de la terreur et du désespoir, toujours et sans exception visibles au coin des yeux et sur les tempes, j’aurai dessiné à peu près le visage du combattant, heureusement passé à l’état de souvenir.

Ces marques ont disparu ; ce rire s’efface ; l’homme de nouveau se prévoit et se compose, de plus en plus inhabile à saisir comme réelles ces anecdotes de guerre qu’il récite encore. De là ces amitiés de guerre, fortes, indestructibles, et auxquelles nul ne peut pourtant donner aucune suite. Je dirai là-dessus que, par la prépondérance des causes accidentelles, la guerre est essentiellement anecdotique. Aussi n’écrit-elle par elle-même rien de durable ; et ceux qui ont écrit sous sa dictée, en quelque sorte, ont écrit en vain. Je dis même pour eux. Ainsi, comme il arrive toujours, l’erreur esthétique nous en signale une autre. Certes, c’est une tâche surhumaine que de faire revivre l’épopée par les relations vraies. Mais je vois clairement que l’anecdote grimace, et que les visages ne savent déjà plus se déformer comme il faut pour la conter.