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Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/31

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CHAPITRE IX

LE SYSTÈME

Ce qu’ont pensé, ce que pensent maintenant les hommes qui furent crochets, harpons ou aiguillons pour rassembler, tirer et pousser les hommes vers la région terrible, je n’essaie point de le deviner ; ces visages à forme humaine fatiguent l’observation par un sérieux mécanique. Du moins, comme j’étais mêlé au troupeau des malheureux, j’ai connu le désespoir sans paroles de l’homme assis sur son lit, équipé à neuf, attendant l’appel du clairon. C’étaient des blessés à moitié guéris. Ils avaient tenté de gagner un jour ou deux et quelques-uns y avaient réussi. C’est quelque chose qu’un jour ou deux de vie, mais enfin on en voit le bout. En route donc, tirant le pied, avec tout le bagage sur le dos. L’excès de la fatigue supprime ces rêveries amères qui aggravent nos maux ; on est assez content de faire le chemin ; on ne pense qu’à cela. Néanmoins presque tous cédaient à un instinct fort, qui les détournait. Ces voyages sont lents ; il y a des arrêts inespérés ; à la guerre tout se fait lentement et le temps passe vite. Comme il est aisé de manquer un train, le petit détachement fondit en route. Les sacs et les armes restaient sur les banquettes. Cependant le Système allait son train, avec cette patience des mécaniques, dont les résultats étonnent toujours. Un sergent, qui représentait l’invisible commissaire de la gare, seigneur tout puissant, un sergent donc, comme je lui remettais tous ces équipements abandonnés, disait : « Il y en a toujours qui s’échappent ; mais on les retrouvera ; où voulez-vous qu’ils aillent ? » Cette tranquillité réussit à enlever tout espoir, et c’est le mieux.

Cependant à mesure que les baraques couvrent une plus grande étendue, et que le vêtement civil devient plus rare, il est laissé plus de liberté à l’homme, et c’est la preuve qu’il n’en peut rien faire. Comme ces épis appelés ramoneurs, que tout mouvement pousse dans le même sens, ainsi tous les mouvements de fantaisie sont