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Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/33

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CHAPITRE X

LES RÈGLES DU JEU

Un journal a raconté l’histoire d’un fantassin, père de famille et deux fois cité pour son courage, qui, revenant à la tranchée avec des vivres, entra dans un abri pour laisser passer un moment dangereux et par malheur s’y endormit ; à la suite de quoi il fut accusé d’avoir abandonné son poste devant l’ennemi, et finalement fusillé. Je prends le fait pour vrai, car j’en ai entendu conter bien d’autres du même genre. Ce qui m’étonne, c’est que le journaliste qui racontait cette histoire voulait faire entendre que de telles condamnations sont atroces et injustifiables ; en quoi il se trompe, car c’est la guerre qui est atroce et injustifiable ; et, dès que vous acceptez la guerre, vous devez accepter cette méthode de punir.

Le refus d’obéir est rare, surtout dans l’action ; ce qui est plus commun, c’est la disposition à s’écarter des régions les plus dangereuses, en inventant quelque prétexte, comme d’accompagner un blessé ; d’autant qu’il est bien facile aussi de perdre sa route ; quant à la fatigue, il n’est pas nécessaire de l’inventer. D’après de telles raisons, et en supposant même chez le soldat prudent une espèce de bonne foi, par la puissance que la peur exerce naturellement sur les opinions, on verrait bientôt fondre les troupes, et se perdre comme l’eau dans la terre, justement dans les moments où l’on a un pressant besoin de tous les combattants ; j’ajoute que c’est ce que l’on voit si l’on hésite devant des châtiments qui puissent inspirer plus de terreur que le combat lui-même.

Chacun a toujours une bonne excuse à donner, s’il ne se trouve pas où il devrait être. Si ces excuses sont admises, la peine de mort, la seule qui ait puissance contre la peur, est aussitôt sans action ; car, bonne ou mauvaise, l’excuse paraîtra toujours bonne au poltron ; il aura quelque espérance d’échapper au châtiment ; et cette espérance,