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Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/53

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CHAPITRE XX

DES PASSIONS

Il faut que j’explique encore de plus près l’idée essentielle de ce livre, qui est que ce sont les Passions, et non les Intérêts, qui mènent le monde. Et je suis surtout disposé à y revenir lorsque je pense à ces descriptions si incomplètes de la Nature Humaine qui ont cours maintenant, d’après lesquelles toutes nos actions s’expliqueraient par un intérêt personnel plus ou moins dissimulé. Si l’on prend les choses ainsi, il y a un tel contraste entre l’homme de ces livres et l’homme des tranchées, que l’on veut imaginer quelque miracle surhumain, par où revient l’idée toujours si puissante de la guerre décrétée surhumainement, et par conséquent inévitable. C’est pourquoi je ne pourrais jamais expliquer trop longuement le mécanisme des Passions et ses redoutables effets. Il faut d’abord que vous sachiez que le dernier secret de la chose est dans le Traité des Passions, de Descartes, et assez caché, malgré l’apparence. En attendant que vous ayez saisi le sens de ce profond ouvrage, j’explique ici la même doctrine surtout par des exemples, et sans venir au détail de la structure du corps humain.

Je dois dire d’abord là-dessus que cet homme si souvent décrit, qui suit en toutes ses actions les calculs de l’intérêt, je ne l’ai jamais rencontré. Chacun a éprouvé plus ou moins les étranges fureurs de l’amour ; on peut mourir d’amour, vouloir mourir d’amour, vouloir tuer et tuer ce qu’on aime, ce qui revient à se jeter, par convulsion et révolte, dans un malheur plus profond et plus irrémédiable encore. Observez bien en quel sens ces fureurs sont guerrières, au sens entier du mot. Oui le jaloux s’élance intrépidement contre son propre intérêt, comme s’il prenait plaisir à se déchirer lui-même. Je n’insiste pas sur les farouches plaisirs de la vengeance, dont je ne puis guère parler que par ouï-dire ; mais il est assez connu que ce sentiment fait accepter de grandes souffrances, avec l’espoir d’en inspirer de pires. Il est assez clair aussi