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Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/54

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qu’en toutes ces passions, il y a, dans le fond du cœur, un pressentiment de l’acte redoutable, et une sorte de fatalité qui fait horreur. C’est moi, et pourtant c’est plus fort que moi, ce que le mot Passion exprime si bien.

La colère est la forme commune des passions dans leur paroxysme ; de toutes, même de la peur. Et c’est là qu’on peut voir comment l’homme arrive vite à oublier son intérêt prudemment calculé, et même sa propre conservation. Il est ordinaire qu’une colère, même née de petites causes, nous porte à des actes extravagants, comme de frapper, de briser, et même d’injurier des choses. Et j’ose dire que le plus profond de la colère est la colère d’être en colère, et de savoir qu’on s’y jettera, et de la sentir monter en soi comme une tempête physique. Le mot Irritation en son double sens, explique assez cela, si l’on y pense avec suite. L’enfant crie de plus en plus fort principalement parce qu’il s’irrite de crier, comme d’autres s’irritent de tousser.

Je veux encore vous rappeler quelques folies des passions, toujours contraires à l’intérêt et souvent à la conversation ; parmi lesquelles les folies de la peur ne sont pas les moindres, car la peur augmente toujours le danger, comme on voit dans une barque. Les discuteurs s’irritent presque toujours jusqu’à lancer des mots qu’ils regrettent. Le joueur, le parieur, le buveur se jettent bientôt à leur passion comme au gouffre, avec l’idée, il me semble, qu’ils sont destinés à cela, condamnés à cela, et qu’il vaut mieux y courir. C’est un vertige à proprement parler. N’avez-vous pas connu aussi des plaideurs qui plaidaient par fureur, presque sûrs de perdre, mais avec la joie de ruiner aussi l’autre ? Certes on pourrait bien dire, et non sans vraisemblance, que les procès naissent de la rapacité. Mais il y a une poésie aussi dans les procès ; et quand on aurait médité comme il faut sur l’huître et les écailles, on ne serait pas encore protégé contre l’obstination plaideuse, qui se noie en noyant l’autre. N’est-ce pas la guerre en petit ?