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Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/99

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CHAPITRE XLIII

L’AFFAIRE DREYFUS

À un téléphoniste qui communiquait que la batterie tirait court et à gauche, le capitaine répondit, en termes énergiques, que cela ne l’intéressait pas. Ce fait est peu croyable et d’ailleurs n’a point de sens. Il est clair que ce capitaine ne disait pas ici ce qu’il pensait ; ce n’était qu’un juron composé ; et beaucoup invoquent le nom de Dieu sans penser à l’être parfait. Déblayons.

On ne peut pas empêcher l’esprit de courir. Aussi, après plusieurs mois d’étonnement sans aucun progrès, j’eus à rassembler un bon nombre de faits répondant à celui-là, et qui exprimaient du moins des passions. Je finis par apercevoir ceci, que les hommes de troupe pensaient beaucoup à faire la guerre à l’ennemi, et que les officiers pensaient beaucoup à faire la guerre aux hommes de troupe ; et, quelle que fut la fortune des armes, nous étions vaincus, nous autres, dans cette guerre-là. « Ils nous possèdent », disaient les canonniers en leur langage qui cette fois-là se trouvait énergique et juste ; et en disant cela ils ne pensaient pas à l’ennemi.

Pour moi, admirant ce pouvoir absolu, devant lequel la sagesse même d’Ésope n’aurait pas trouvé grâce, je revenais à l’affaire Dreyfus et j’en apercevais le vrai sens. Cette révolte fameuse fut moins contre une erreur judiciaire que contre un pouvoir arrogant qui ne voulait point rendre des comptes. Ce fut une guerre d’esclaves. Et je ne m’étonne plus que, dans le monde entier, esclaves et maîtres l’aient suivie avec une attention passionnée. Les uns tenaient pour la liberté et les autres pour le pouvoir absolu ; aussi n’y eut-il point de pardon, d’un côté ni de l’autre ; et les familles furent divisées jusqu’à l’injure. Chose inexplicable, si la contradiction avait porté seulement sur le fait. Mais on se battait dans la nuit. Quelques maigres idées, et des passions indomptables. Si l’on considère cette mêlée de loin, et par dessus la Grande