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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/112

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

arbitre de soi-même, ce qui serait la sagesse, on n’aime point ce jugement équitable et partageur que l’on voit venir. C’est alors que l’on regrette de n’être plus en colère, Et pourquoi ? Parce que chacun a pu remarquer que la colère égare merveilleusement le jugement, et éclaire en quelque sorte tous les désirs comme des droits. Dès que l’on est en colère, tout est évident, tout est prouvé ; l’esprit troublé garde encore de quoi plaider et très bien plaider. On ne se considère plus alors comme privé, mais comme injustement privé ; et l’adversaire, autant qu’il semble confiant dans son droit, apparaît alors comme une sorte de monstre déraisonnant. Cet état est agréable. Mais, chose digne de remarque, il n’est pas agréable à la partie animale, laquelle souffre de la colère et de la haine comme d’une maladie. Non, cet état d’indignation, car c’est ainsi qu’on le nomme alors, est agréable à la partie supérieure, laquelle veut avoir raison et veut avoir droit.

Entre les animaux, autant qu’on peut savoir, il n’y a pas de querelles à proprement parler, mais des attaques, des morsures, des convulsions, qui, l’occasion passée, reviennent au repos et à une sorte d’oubli. Un chien furieux peut être, l’instant d’après, le plus doux des chiens ; il suffit que les impressions changent. Une touffe d’herbe brillante de rosée le détourne. Le malheur de l’homme, qui est son honneur aussi c’est qu’il pense, qu’il veut avoir raison, qu’il se soumet au droit. D’où il arrive que désir et justice se battent, et que la colère est le premier moyen, le plus facile, le plus à portée, pour mettre

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