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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/114

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XXXII

PASSIONS INCONSTANTES

« Les imbéciles forment le plus grand nombre. » Voilà ce que j’entendais hier ; mais, à mon goût, cela ne sonne pas bien. Ce sont des idées pour dîner en ville. La sottise est fort commune, il est vrai ; mais je ne remarque point qu’elle se pose ici plutôt que là ; bien plutôt elle voltige sans cesse ; chacun en est touché. J’ai souvent remarqué que le plus habile, dès qu’il se dit qu’il est le plus habile, dit aussitôt quelque sottise. Il n’y a point de génie qui tienne. Dès que l’homme se gonfle ou se tend ou se crispe, ses opinions font rire. Mais qui donc rit ? Non point une élite de gens d’esprit. Chacun rit. L’esprit n’est pas moins commun que la sottise. Le même homme, qui fera un bon arbitre, fera un ridicule plaideur, qui croira les plus folles choses de son adversaire. Mettez ce personnage au théâtre, tous riront. Mais, dans la plus petite rivalité, tous seront ridicules. La vanité est commune, et il est commun aussi qu’on s’en moque. Ainsi les hommes ne sont nullement divisés en deux espèces, dont l’une serait sotte et l’autre sage. Je n’ai point vu d’esprits faux, mais j’ai vu des passions vives qui font déraisonner même l’esprit le mieux assis. On voit des hommes qui, par métier, jugent les jeunes, et très bien ; mais de leur propre

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