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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/115

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PASSIONS INCONSTANTES

fils ils jugent très mal, parce qu’ils l’aiment, ce qui fait qu’ils se jettent à le défendre, ou, par un mouvement contraire, à le charger. C’est toujours passion, ce n’est plus jugement. Descartes était certes un des esprits les mieux trempés. Mais que conseille-t-il ? Il conseille, si l’on se sent animé d’amour, de haine ou de colère, de ne point se croire soi-même, et, si l’on peut, de ne point juger, mais d’attendre que l’on soit rassis. Ce genre de réflexion guérit de misanthropie. L’homme du monde qui a le plus réfléchi sur les causes de nos erreurs est aussi celui qui écrit, au commencement de son célèbre Discours, que le bon sens est la chose la mieux partagée.

Leibniz cite l’exemple d’un bon géomètre qui s’obstina toujours à rejeter une proposition assez simple, bien prouvée, et qu’il était certainement capable de comprendre. Mais quoi ? Cet homme d’académie ne pouvait point admettre qu’à l’âge qu’il avait, il eût encore à apprendre quelque chose, qu’il n’y eût point pensé de lui-même ; il se sentait humilié, il se redressait, il combattait ; cette méthode ne conduit à rien ni dans la géométrie ni dans aucun genre de connaissance. Le biographe de Pasteur conte, sans y entendre malice, que ce grand homme, au cours de ses expériences sur la clavelée des moutons, reçut très mal une objection proposée par un très petit vétérinaire, et qu’il la repoussa comme une injure. Dans le fait l’objection était très raisonnable ; mais le grand savant se mit en boule, comme le hérisson ; en ce mouvement le plus sage est sot. Et même le plus illustre est souvent le plus sot. En

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