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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/12

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

il vient un moment où je cesse de chercher. Dans les deux cas, je suis exposé à des erreurs sans mesure par cette promptitude à juger, si naturelle. Dans les deux cas, je jurerais que j’ai vu ce que pourtant je n’ai point vu. M’entretenant dans une foule, et tout en marchant, avec mon compagnon, je continue la conversation avec un autre qui a pris sa place ; mais, n’ayant point de réponse, je regarde plus attentivement ; je vois que je me suis trompé ; j’aurais pourtant juré que c’était mon compagnon ; ce moment est celui du réveil. Un bruit de voiture dans la rue ; je crois voir le cocher, les chevaux, le nom du marchand en grandes lettres ; en quoi il est possible que je me trompe, mais je ne m’en soucie guère ; il y a autour de moi un grand nombre de choses par rapport auxquelles je ne m’éveille point. Aussi dit-on bien au distrait : « Vous rêvez ». Le distrait est un homme qui juge sur de faibles indices. Un matin de dimanche je crois prendre L’Humanité dans une pile de journaux et c’est Le Petit Parisien que je trouve dans ma poche. Je pourrais bien croire que le génie de la modération a fait ce changement miraculeux ; mais j’aime mieux me souvenir que je n’ai vu de ce journal que la tranche, c’est-à-dire un jambage du titre et une certaine couleur du papier. Rien n’est plus naturel qu’une erreur dès que l’on juge si vite et sur de faibles signes. Et comment pourrais-je bien juger quand je juge les yeux fermés et les poings fermés, d’après un bruit indistinct, d’après le froid ou le chaud, d’après le picotement du sang dans une