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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/121

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POUR L’AMITIÉ

trop facile. On consulterait le cadran de l’amitié comme on regarde l’heure. On aimerait comme on a chaud ; on oublierait comme on a froid. Nos sentiments sont des faits, dit l’homme positif. Essayons donc de formuler ce beau contrat d’amitié : « Je suis ton ami quand cela se trouve ; c’est affaire d’humeur et je ne réponds de rien. Un beau matin, demain peut-être, je saurai que tu ne comptes plus pour moi. Je te le dirai ». Ce discours, en tous pays, signifie que l’on n’aime pas. Non, non, point de conditions ; une fois amis, toujours amis.

Le moraliste entre en scène. « Quoi, dit-il, si ton ami se montre indigne ? Vas-tu l’aimer jusqu’à la prison, jusqu’au bagne, jusqu’à l’échafaud ? » L’argument a de l’apparence. Mais le cœur humain se retrouve dans le danger. Ce genre d’objection le remet droit. J’ai rêvé une fois que j’étais fusillé en musique ; mon ami se trouvait auprès du poteau ; je n’avais plus que lui au monde, mais j’avais lui ; et cela me semblait naturel. Certes la trahison et la fuite sont des choses naturelles aussi, mais de basse nature ; nul n’en est fier ; au lieu que chacun serait fier d’avoir aidé son ami dans une épreuve terrible, et sous la commune réprobation. Je dis commune réprobation ; mais non ; chacun admirerait l’imperturbable ami. Vous dites non, et déjà vous pensez oui. Je cite Fouqué, l’ami de Julien Sorel ; je cite le Schmuke de Balzac, et, du même auteur, l’amitié de d’Arthez et de Michel Chrestien, l’un royaliste, l’autre socialiste. Lisez et relisez ces beaux textes, et rêvez un peu ; je sais que vous vous laisserez empor-

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