Aller au contenu

Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/138

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
MINERVE OU DE LA SAGESSE

a voulu figurer en bonne place parmi des noms illustres. Qui fera ici la part de la fraternité vraie, de la reconnaissance vraie ? La pitié elle-même n’est pas sans mauvais alliage. Ce visage défoncé, cette trace des forces mécaniques, qui en supporterait la vue sans se croire déjà lui-même menacé, déchiré, jeté dans la souffrance et dans la nuit ? En aidant l’aveugle, il se console et se délivre lui-même. Vous me citez maintenant un honnête homme. Mais c’est peut-être un maladroit ou un timide, et qui n’a point su voler. J’aimerais mieux un voleur courageux. Oui le courage serait encore de pur métal en un bandit, qui s’exposerait à la mort plutôt que de trahir ses complices. Mais n’est-ce pas une brute obstinée et insensible ?

Voici un homme que l’on n’a jamais vu ivre, ni même excité par deux doigts de vin. Mais c’est peut-être un Argan, qui porte son estomac comme un panier d’œufs. Ou, pire, c’est peut-être un fourbe qui craint de se trahir, par cette franchise que le vin conseille. Et cette franchise, en l’homme qui a bu, que vaut-elle ? Est-ce vertu de tout dire, si les confidences coulent de cet homme mal gouverné comme l’eau d’une marmite percée ? J’estime mieux, et bien plus haut, un homme qui sait garder un secret s’il veut le garder. S’il veut. Nous en revenons au même terme. La vertu serait donc le vouloir ? La force du vouloir ?

Pareillement un homme qui sait tout, ou presque tout, ne m’étonne guère si je le vois esclave de l’opinion ; car il n’a fait que subir ses propres désirs,

— 134 —