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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/141

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L’APÔTRE PIERRE

Que le coq chante tant qu’il voudra dans la suite des années, Pierre se louera à chaque fois d’avoir si fermement menti. C’est que mentir alors c’était oser et entreprendre, c’était se gouverner soi-même sans peur, et nullement fuir à la manière des lièvres. Ces vues mènent loin, et jusqu’à supposer quelquefois plus de vertu dans le chef de bande qui ne veut point livrer ses complices, que dans le juge qui essaie de le mépriser. Mais qu’en puis-je savoir ? La vertu est assez occupée d’elle-même, elle ne juge jamais le voisin.

Il y a souvent une pointe de lâcheté en des actions que tout le monde louerait ; et, comme dit, je crois, Vauvenargues : « Pendant que la peur et la paresse nous maintiennent dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout l’honneur ». Mais qu’elle se couronne alors elle-même, c’est ce que je ne crois point. La moindre trace de lâcheté, de faiblesse, de chute est sentie et j’ose dire dégustée. C’est pourquoi, si je voulais deviner ce que vaut un homme, je regarderais plutôt au visage qu’aux actions ; et il me semble que je verrais au visage du renégat la laide grimace qu’il fait quand il avale le mauvais mélange : et toutes les fois que le coq chante, il faut qu’il avale. Mais cela fait pitié à voir, et pitié de soi. C’est pourquoi l’homme ne va point si vite à mépriser un homme qu’il voit ; et j’ai remarqué que l’on est surtout sévère pour les gens qu’on n’a jamais vus. Une des sources de la politesse est que nous craignons de nous voir bien laids au miroir humain. D’où l’on vient à ne parler de rien sérieusement.

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