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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/164

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

assez sur ce paradoxe de l’homme, on ne se représentera nullement l’homme heureux comme celui à qui tous les bonheurs sont apportés ; mais au contraire on le pensera debout, en action et en conquête, et faisant bonheur d’une puissance exercée. En ce sens, ceux qui traitent du bonheur n’ont pas tort de mépriser le plaisir, qui en effet bien promptement rassasie et dégoûte, s’il n’est relevé par une vue supérieure de l’esprit. Je dis le même plaisir ; et, par exemple un bon repas est beaucoup relevé par les joies de l’amitié. Cet exemple en fera comprendre d’autres, bien plus importants, mais qui ne se prêtent point à une analyse publique. Je conclus que les plaisirs ont grand besoin de bonheur.

Le bonheur en revanche semble n’avoir pas tant besoin de plaisirs, car il les fait et les compose de n’importe quels matériaux. Les collectionneurs, que chacun a occasion d’observer, peuvent donner là-dessus d’utiles leçons. Car c’est par la formation et l’orientation volontaire de leur jugement qu’ils arrivent à créer de nouvelles valeurs et à découvrir, si l’on peut dire, de nouvelles sources de bonheur. Et leur exemple prouve bien qu’il y a au monde et sous nos mains une foule d’objets qui nous donneraient du bonheur peut-être, si nous avions le courage de vouloir nos plaisirs, au lieu de seulement les désirer.

Ceux qui m’ont enseigné les notions d’optimisme et de pessimisme s’y sont très mal pris ; il leur semblait qu’il fallait faire le compte des biens et des maux comme on pèse du sucre et de la cannelle.

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