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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/165

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LE COURAGE ET LE BONHEUR

Un des traits de notre époque, si je la comprends bien, sera de passer un trait d’encre sur ce genre d’arithmétique. Il suffit de remarquer que le plus petit mal trouble le repos du Sybarite, que l’ennui peut gâter tous les biens, et que la simple possibilité du malheur pour l’instant suivant est une pensée torturante si on ne la surmonte. Il n’y a pas d’arithmétique ni de raison qui puissent nous guérir d’avoir peur en chemin de fer, ou de voir des microbes partout. Ainsi l’esprit fera notre malheur s’il s’abandonne ; le mal de penser et de prévoir est sans remède, comme tant de mélancoliques l’ont dit et écrit, et le pessimisme est vrai de soi, même dans la bonne fortune. Ce genre de pensée est très tonique, comme sont les amers, et change complètement la question. Il s’agit de surmonter la crainte et l’inquiétude, de vouloir être tranquille et heureux dans le train qui roule, ou dans une maison qui, à la rigueur, peut s’écrouler ; il s’agit de se défendre contre ses propres pensées, et notamment contre le pessimisme lui-même, qui compte parmi les pires maux. Descartes conseillait d’écarter les pensées tristes, attendu, disait-il, qu’elles sont mauvaises pour la santé, et contraires au succès de toutes les affaires. Idée immense, et qui n’a pas été encore mesurée ; car, par une sorte de préjugé littéraire, nous estimons trop les tristes. Cela revient à se prescrire à soi-même le sentiment de la sécurité, et l’humeur joyeuse. Et cette sagesse est pratiquée par une foule d’hommes qui ne réfléchissent guère ; c’est la vie même qui les y porte. Le difficile, comme

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