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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/168

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

revient dès que l’on s’endort. Le pire effet d’une pensée est de nous faire craindre le sommeil. Sans aller toujours aussi loin, l’humeur nous mène par les mêmes chemins.

Descartes est un des rares qui aient compris que les pensées tristes sont mauvaises pour la santé ; c’est que cet homme profond ne voyait point de différence entre la tristesse dans l’âme, et un état où le corps défiant refuse tout échange et toute nourriture. Et comme d’autre côté il sait, par doctrine et expérience, diriger ses pensées, il conte, dans une lettre célèbre, que, par le soin qu’il a pris d’écarter toujours les pensées pénibles, il est arrivé jusqu’à n’avoir plus que des rêves raisonnables. Cette sagesse est haute, belle, et rare. Et même si elle est hors de nos prises, encore vaut-il mieux la contempler comme un modèle, qu’au contraire admirer des hommes sombres et soucieux, qui ont fait malheur de tout. Je dirais en peu de mots, et contre de noirs doctrinaires, que la tristesse n’arrange rien et ne répare rien.

Mais, cela dit, je ne sais pas encore me délivrer d’une pensée. Puis-je penser comme je veux et ne pas penser comme je veux ? Cette question, qui passe pour métaphysique, est en réalité le problème intime de chacun. Car, par exemple, l’offensé voudrait bien pardonner, c’est-à-dire oublier ; mais cela ne dépend pas de lui ; il trouve même ridicule qu’on puisse croire que cela dépend de lui. Regardez bien ; il est offensé et il se juge offensé en ce sens, précisément, qu’il ne peut s’empêcher de pen-

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