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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/180

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

Mais je doute qu’ils se soient jamais trouvés en paix devant la propriété, qui est juste, et aussitôt injuste, devant le châtiment qui est nécessaire évidemment, et absurde évidemment, devant la liberté de conscience elle-même, qui ne peut pourtant aller jusqu’au droit de se tromper et de tromper les autres. Ces difficultés expliquent le fanatisme ; car l’homme s’en tient à une vérité comme le chien à l’os, et aussitôt menace.

Bûchers, massacres, guerres, tout cela viendrait de pensée ? Je le crois. Nous sommes si fiers de juger que nous brûlons la preuve contraire ; c’est la première manière de réfuter qui nous vient à l’esprit. Il est bien plaisant de voir deux disputeurs de grammaire ou de métaphysique montrer de la colère. C’est donc que chacun d’eux craint de soupçonner que l’autre ait raison. Si pourtant il avait raison, dit Socrate, il faudrait l’aimer et lui dire merci. Socrate est peut-être le seul homme qui n’ait pas craint les difficultés. Il a senti que, si une idée avait besoin de son contraire, cela même serait bon à savoir. Car, si exigeante que soit la vérité, si blessante même qu’elle soit, il faut l’aimer et la servir. Or c’est de là que Platon découvrit la corrélation des idées opposées, soupçonnant même que, sous la condition d’une bonne marche et d’une mise en ordre, qu’il nomme dialectique, tout serait vrai. Bref, il nous a appris à penser sans peur et sans impatience. À la racine de cette idée, dans le bon Socrate, il y avait la charité intellectuelle, vertu rare, qui veut que l’on aime l’adversaire jusqu’à adopter ses idées, ce qui met ensemble

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