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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/179

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TROP DE VÉRITÉS

de moi. C’est dans Spinoza que ceux qui désespèrent de jamais penser le vrai trouveront consolation ; car les vérités leur tomberont en pluie. Selon l’exemple fameux de ce philosophe, l’homme qui disait « ma cour s’est envolée dans la poule de mon voisin » exprimait encore une vérité sur la situation de ses organes parleurs, ou pour autrement dire, sur la disposition de son imagination qui lui faisait prononcer un mot pour un autre. Et n’est-il pas évident qu’un homme qui veut être parfaitement sincère doit barboter n’importe comment ; dont les surréalistes et autres intrépides ont fait une méthode. Car prouvez-moi, disent-ils, que la plus étrange suite de mots vaut moins que vos prudents arrangements, qui ne sont vrais de personne ni pour personne. Cette thèse exaspère ; elle fournit un bon exemple de ces vérités qui ne sont pas vraies seules.

Qui pense, il est au manège. Il tourne en rond ; il retrouve les mêmes vérités. Le pacifique retrouve la nécessité de se défendre, et celle de manger. Le juste s’aperçoit que continuellement il se préfère à beaucoup d’autres êtres qu’il détruit, ou qu’il enchaîne à son service. Le politique qui poursuit la liberté retrouve le pouvoir fort comme une condition de l’ordre, et l’ordre comme une condition de la liberté. Honteux et confus il se voit, comme le corbeau. Honteux parce qu’il est confus ; parce qu’il mêle et détruit les unes par les autres des vérités également évidentes. Ignorer n’est pas gênant ; mais savoir est difficile. Et ce sont des hommes très rusés qui ont inventé de prouver qu’on ne sait jamais rien.

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