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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/196

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

ne nous dis point ». Socrate, cependant, était toujours prêt à s’en aller, sans conclure. Était-ce refus d’instruire ? Lisez la République et vous le saurez.

Vous le saurez, mais non pas sans une extrême attention. C’est que jamais la pensée de Socrate ne vous est jetée toute. Il sait que l’esprit est ombrageux ; son art est d’abord de le tourner, comme Alexandre tournait son cheval, de façon qu’il ne voie aucune ombre effrayante. Et comment ? En partant toujours de la pensée la plus ordinaire, la plus rebattue, de façon à ne pas faire peur. C’est ainsi qu’il gagnait sur l’adversaire. Par exemple, il n’allait pas soutenir que Jupiter n’existait pas ; mais il refusait, et sans effaroucher, de supposer en Jupiter des pensées ou des sentiments indignes d’un homme, ce qui l’amenait à discuter sur ce que Dieu devait penser. Voyez là-dessus l’Eutyphron de Platon. À ce travail de finesse, il gagna de ne boire la ciguë qu’à soixante-quinze ans ; c’est gagner. S’il avait rué d’abord à travers les institutions et les statues des dieux, il était hors de jeu à vingt ans. Je viens aux applications. Je trouve imprudent et même injuste de renoncer à persuader un gendarme, un préfet, ou un ministre, et de lui jeter, comme on jette des pierres, des opinions qu’il n’est pas préparé à comprendre. Je le dis très sérieusement, ce ministre, je dois l’honorer du nom d’homme, et l’instruire selon la politesse, c’est-à-dire en partant de son opinion, non de la mienne. Cette règle est de charité, et non point de prudence.

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