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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/21

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IV

L’ART DE CONSTATER

Nous ressemblons tous à ce roi de Siam dont parle Hume, qui refusa d’écouter plus longtemps un Français dès que celui-ci eut parlé de l’eau solide, sur laquelle un éléphant pourrait marcher. Ce que nous n’avons jamais vu, ce qui ne ressemble point à ce que nous avons vu, nous le jugeons impossible. Qu’on nous mette alors le nez dessus, que nous ayons le moyen d’explorer et d’enquêter, que les conditions soient telles que nous puissions refaire à volonté la chose, comme pour la glace en nos pays, alors nous nous assurons qu’elle était possible et que nous aurions dû la prévoir. Mais si l’événement est soudain et unique, si nous n’avons point le loisir de tourner autour, si nous ne voyons point le moyen de l’expliquer d’après ce que nous savons déjà, c’est alors que nous sommes saisis de l’idée effrayante que les collines pourraient bien se mettre à danser, et qu’enfin nous ne pouvons plus compter sur ce monde, et que tout travail est vain. Cette idée, si l’on peut dire, est exactement celle de la fin du monde et du jugement dernier. Maintenant est-ce autre chose qu’une terreur ou qu’un vertige ? Un homme y peut-il rester ? Ne tombera-t-il pas de là dans une nuit de fureur ?