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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/226

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

ensemble applaudiraient. Un espion ne sera peut-être pas traître à l’amitié. Un corsaire des grandes affaires ne trichera pas au jeu.

J’arrive à ce qu’il y a de plus surprenant en ces détours. Celui qui est pragmatiste, c’est-à-dire qui suit le courant, ne dit jamais qu’il l’est. Protagoras, déshabillé par Socrate, avoue enfin qu’il n’y a que des opinions plus ou moins avantageuses, mais reconnaît en même temps qu’on ne peut point le dire, parce qu’alors les opinions avantageuses ne seraient plus avantageuses. Ainsi un mensonge pour la patrie, il ne faut pas dire qu’il est avantageux ; il faut dire que c’est le vrai. Et cette subtilité de la réflexion est elle-même inhumaine ; car ce qui est le plus avantageux, c’est de croire que ce qui est avantageux est le vrai. Ainsi les plus indifférents font figure de fanatiques. Et, au rebours, celui qui cherche refuge en son libre jugement n’est jamais tellement assuré qu’une preuve soit tout à fait purifiée du commode et de l’opportun ; et, parce qu’il craint de prendre pour vrai et juste ce qui lui plaît, il dénonce souvent comme seulement opportun ce que l’autre veut dire et croire vrai. D’où le jésuite est rationaliste en ses discours, et le janséniste est sceptique en ses discours. Pascal plaira toujours aux esprits libres, par une manière de croire et de ne pas croire : « Il ne faut pas dire au peuple que les lois ne sont pas justes ». Mais enfin il l’a dit, puisqu’il a dit qu’il ne fallait pas le dire. Pour lui seul, à ses notes, à son bonnet ; mais c’était encore trop.

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