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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/24

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V

MENSONGES DE L’EXPÉRIENCE

On cite, comme tout à fait ridicule, cette croyance de certaines peuplades, qu’il ne faut point nommer même tout bas, l’animal que l’on chasse, sous peine de manquer la chasse. J’aperçois déjà quelque chose de vrai dans cette opinion ; car il est vrai qu’à la chasse il est bon de parler le moins possible. Et, pour des hommes simples, qui ne pensent pas hors de l’action, l’interdiction de nommer l’animal qu’ils poursuivent est à peu près l’équivalent d’une interdiction de parler de quoi que ce soit. Au reste, les préceptes magiques de ce genre-là sont toujours mieux écoutés que les conseils de la sagesse ; parce qu’on interprète les uns et non les autres. Mais je veux surtout considérer le genre de preuve que se donnaient à eux-mêmes ces naïfs sauvages. Si le nom interdit était prononcé par mégarde, aussitôt ils rompaient la poursuite, assurés qu’ils ne prendraient rien. Et ils ne prenaient rien en effet. On dit assez que l’expérience suffit à corriger nos erreurs ; toutefois on ne pense pas assez qu’il faut chercher l’expérience. Mais quoi nous vivons dans l’expérience ! Un coup d’œil paresseux nous la découvre.

Nous ne nous méfions jamais assez de ce que tout

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