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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/241

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INDIGESTION DE PREUVES

à la jeune religion, qui demande seulement obéissance et courage, la seule qui soit sans preuve, la seule qui ne s’embarrasse pas des preuves de l’autre. Ainsi la pensée est ramenée au rang de l’outil ; je ne dis point que ce soit son vrai rang ; je trouverais des preuves aussi par là, et des preuves du contraire. Mais enfin nous sommes heureux ».

Je crois bien que j’allonge ce discours, selon la maladie Nordique. Toujours est-il qu’il faut suivre quelque torrentielle dialectique de ce genre-là si l’on veut comprendre ces chemises noires, qui dansent et chantent de l’autre côté des monts. La Grèce eut de ces sophistes, qui prouvaient n’importe quoi. D’où ils venaient à choisir les opinions les plus agréables. J’imagine que Platon, riche, généreux et brave, aurait suivi ces pensées d’aventure s’il n’avait rencontré le rustique Socrate, penseur lent, en quête d’une autre puissance. D’où je vois qu’il n’est point bon d’avaler les preuves, comme un poisson l’appât, mais qu’il faut se garder libre par cet art de douter, avant, pendant et après le discours : car les preuves ne manquent pas, ni les choses prouvées ; mais ce qui importe c’est que chaque vérité trouve enfin sa place. C’est pourquoi penser est un travail de police dans l’esprit de chacun, et suppose un fort gouvernement, et une puissance de refus qui scandalise nos avaleurs de preuves. J’invoque ici Montaigne et Descartes ; ce n’est pas peu. En eux l’humanité s’assure et se recueille selon la modestie, se gardant de ces gestes intempérants qui sont ridicules s’ils ne s’achèvent en coups. Car il est plus

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