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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/245

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RECONNAÎTRE L’HOMME

à ce prix. Si vous êtes juste malgré vous, c’est manqué. C’est justice sans grâce. C’est par là que je prévois que les presque amis sont les plus difficiles à dégeler. Nous voulons la même chose, nous pensons la même chose, rien ne nous sépare. Rien en effet, ou presque rien. Ce qui nous sépare, c’est l’évidence même et la force de toutes ces raisons. Autant dire qu’il est sûr de moi et que je ne puis rien lui refuser. Alors je lui refuse tout. Convenez que voilà le texte de toute négociation. Ne vous imaginez pas, dit l’homme, que je ne suis pas un homme.

Ainsi éclatent les éclairs de la reconnaissance, dans une nuit d’ingratitude. Pour moi, je ne vois que des princes de ce genre. Un mendiant me refuse grâce ; je sens très bien cela. Si j’avais un esclave, je sais qu’il pourrait me refuser grâce. J’en suis à aimer ce refus, et à n’aimer que ce refus. Que d’ennemis qui sont mes amis ! Et ces extravagants d’inhumanité ne sont-ils point hommes justement par là ? Je les reconnais très bien. Toutes ces atroces pensées de guerre, je les ai formées à un moment ou à l’autre. Au fond la reconnaissance ne dépend que de moi. C’est mon affaire de reconnaître. Je n’écris rien d’autre que cette sorte d’appel des mineurs, qui ne se lasse point. Répondre, c’est l’affaire de l’autre. Je n’y puis rien et je n’y veux rien pouvoir. Telle est la charte de liberté, et même je la déchire. Nul ne doit rien. Ce fier chant fera le tour de la terre.

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