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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/284

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LXXXII

SUPERSTITIONS DEVANT LE JUGEMENT

Il n’est pas facile à un homme de savoir ce qu’il croit et ce qu’il ne croit pas. J’ai entendu conter par mon père qu’un étudiant en médecine, au milieu de l’autre siècle, avait parié de coucher dans les draps d’un cholérique mort le jour même. Sans doute voulait-il prouver par là qu’il ne craignait pas la contagion, autrement dit, qu’il n’y croyait pas. Or il mourut du choléra à la suite de cette expérience. Et il faut dire que ses camarades avaient pris soin de nettoyer et purifier tout, gardant seulement aux choses leur sinistre apparence. Mais ces apparences suffirent à tuer le pauvre étudiant. Ou, pour parler mieux, la peur, dont il ne put se défendre assez, réagit sur l’intestin comme elle fait naturellement, et le mit en mauvaise attitude ; dont le microbe profita. Ainsi il ne croyait pas qu’il croyait ; mais son corps croyait ferme. On pourrait bien dire d’après cela que c’est le corps qui nous fait croire, et non point les raisons.

Un homme, sur une planche à cent pieds de hauteur, tremble ; il passerait dessus sans y penser si elle était à un mètre du sol. Dès que le corps se prépare à pâtir, nous agissons mal. Le cavalier novice s’attend à tomber ; autant dire qu’il tombe déjà. Il faut appeler croyances ce genre d’opinions tout

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