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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/285

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SUPERSTITIONS DEVANT LE JUGEMENT

à fait involontaires et qui résultent d’un certain mouvement que le corps commence sans nous consulter. D’où l’on conclut, mais trop vite, que la raison humaine est faible et vacillante. Mais il y a mieux à dire encore. Il y a des sottises qui nous sont plus près encore et plus intimes, et presque insurmontables.

Un soldat anglais n’allumera jamais trois cigarettes avec une seule allumette. « Lorsqu’on le fait, le plus jeune des trois meurt dans la journée, ou bien dans la semaine ». De quoi l’esprit se moque ; mais cela ne l’avance pas beaucoup. À la guerre il est trop commun que le plus jeune meure le premier ; c’est même une sorte de loi. Si vous bravez le présage, vous risquez de lui donner force. Plus ; vous annoncez malheur au plus jeune des trois ; car, qu’il y croie ou non, il y pensera. La peur et la tristesse sont des maux certains. Ainsi, dès que l’opinion fausse est formulée, elle vous tient ; d’une façon ou d’une autre, puisque finalement vous n’osez pas faire ce qui est de mauvais présage ; ou bien, si vous l’osez, c’est scandale et trouble, autour de vous et aussitôt en vous. Je soupçonne que cette violence contre l’opinion l’imprime encore plus fortement. Autant à dire au sujet des festins où l’on est treize ; et c’est même encore plus évident parce que sur les treize il y a au moins un malade ou un vieillard. Bref, dès qu’une superstition est établie, il faut la subir comme un fait ; et si l’on se ramasse contre elle, on la subit encore par là. C’est un héros de Kipling, je pense, qui disait : « Je crois à tous les dieux ».

Ici est la ruse la plus profonde du jugement, qui

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