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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/296

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LXXXVI

PENSER OFFENSE

La fureur est le premier effet d’une pensée. Cette majesté est trop fragile ; on la voit se courber et se changer comme une flamme au moindre vent. C’est pourquoi les hommes jouent aux cartes, ce qui fait des pensées courtes, par le double poids du hasard et de la règle. Toutefois, dès que le jeu s’arrête, et dans le moment où on mêle les cartes, vous voyez s’élever de vives disputes, qui portent toujours sur ce qui aurait pu être ; les voix s’élèvent au ton de la menace, le tyran gronde en chacun. Heureusement le remède n’est pas loin. Celui qui donne les cartes distribue un destin bien clair, et chacun, rangeant ces signes non ambigus, y trouve le fait accompli ; cette petite douche condense aussitôt les nuages et les vapeurs. Chacun cache son jeu et ses pensées. C’est ainsi que des pensées cachées et même ennemies font une sorte de paix.

Ce qui fait guerre, ce n’est point que l’on gagne, mais c’est que l’on prétend avoir raison. Avoir raison, c’est découvrir en soi-même une règle qui vaut pour tous ; c’est convertir, en soi-même et seul, tout l’univers des hommes ; c’est vouloir qu’ils viennent tous à approuver et c’est vouloir qu’ils approuvent de bonne volonté ; mais c’est ne pas même concevoir

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