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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/58

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XV

LA GÉNÉROSITÉ

C’est une vieille thèse, fortement soutenue, faiblement combattue, que les hommes n’agissent que par intérêt, n’aiment que par intérêt, ne haïssent que par intérêt. Les preuves, bonnes ou mauvaises, font ressortir simplement ceci, c’est que les philosophes n’ont guère de passions ; et c’est en ce sens qu’ils sont étrangers au monde, jusqu’à entreprendre quelquefois de prouver que le monde existe. C’est que le monde n’entre pas moins, et sans permission, dans notre propre tourbillon, celui qui tourne en notre peau, que dans les tourbillons du vent et de l’eau. Qui sent cela et l’exprime, il est poète. Et si le poète réfléchissait à la manière du prosateur, jamais il n’irait supposer qu’un homme qui se venge a l’idée de se conserver. Un homme qui simplement agit, comme le pompier dans l’incendie ou l’aviateur dans la tempête, ne pense même point à se conserver. S’ils pensaient à se conserver, ils seraient spectateurs. Mais non. Ils sont eux-mêmes des tourbillons fort compliqués et de forme résistante ; et, attaqués de toutes parts par la fumée, par le vent, par tous les diables du feu et de la tempête, ils ripostent selon leur forme, c’est-à-dire qu’ils jettent cette forme même dans

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