Aller au contenu

Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/64

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

XVII

LA FUREUR DE PENSER

Demandez quelle rue vous devez prendre, ou quelque renseignement de ce genre-là, vous aurez une réponse courtoise. Mais demandez à un homme ce qu’il pense, et le voilà en colère. Ce n’est pas que son intime jugement ait toujours ce ton de colère ; c’est plutôt que tout homme est timide devant sa propre pensée ; il est alors farouche, démuni, tout seul, tout nu. L’idée du droit est d’abord irritée ; c’est l’effet d’une belle pudeur. La question posée de soi à soi est une chose neuve, et qui remue profondément tout l’intérieur de l’homme. Il n’a pas coutume de regarder par là ; il n’y est point formé ; il est formé, tout au contraire, à dire ce que tout le monde dit. L’erreur de Socrate, si l’on ose ainsi parler, était d’inviter chaque homme à combattre de sa vraie pensée. La peur de s’avancer ainsi tout seul éveille aussitôt la colère, et, par cela même, la certitude de ne point dire ce qu’on veut dire, ni comme on voudrait le dire. C’est par là que le penseur est naturellement mécontent. Le ton emporte l’opinion. D’où les partis extrêmes, qui s’irritent eux-mêmes et font peur à tous. C’est par ces tumultueux mouvements de l’humeur que, finalement, les lieux communs gouvernent.

— 60 —