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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/65

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LA FUREUR DE PENSER

La pensée juste, voilà ce que chacun cherche. Mais il faut un grand exercice pour la trouver, un grand exercice qui apaise la première fureur de penser. Les essais sont d’abord maladroits, ce qui fait qu’il n’y a presque que deux espèces de jugeurs, ceux qui s’obstinent et ceux qui renoncent. Ainsi sur la guerre vous ne rencontrez presque que deux opinions, l’une qui est révolte, et l’autre qui refuse de s’interroger. De toute façon c’est guerre. Il faudrait penser tranquillement. Dès que l’on veut danser sur la corde, la règle est qu’il faut danser tranquillement ; mais aussi il y faut un travail d’assouplissement, et depuis la première enfance. J’ose dire que les opinions d’un danseur de corde, au sujet de sa propre danse, sont naturellement modérées ; ou bien il tombera. Ce n’est pas que l’action soit tellement difficile ; ce qui est difficile c’est de n’avoir pas peur et de ne point s’irriter ; les deux vont ensemble.

Il n’est pas difficile de réduire les riches à leur juste pouvoir ; il n’est pas difficile de réduire les militaires à leur juste pouvoir. Mais on n’entend là-dessus que des opinions irritées. Penser c’est peser. Mais qui donc fait la pesée ? On se jette, on s’emporte, on veut briser quelque chose. Ces désordres sont suivis de honte et de silence. Combien d’hommes arrivent à faire taire leur pensée et à conserver tout, par le souvenir des sottises qu’ils ont dites étant jeunes ! Ils ont voulu danser sur la corde ; ils sont tombés ; ils n’essaieront plus. Il faudrait assouplir les pensées comme les gens du cirque assouplissent leurs corps.

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