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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/72

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

née, le danger réel, quand on y est, remet d’abord dans un calme étonnant, et qui est bien peu raisonnable ; une bruyante salve d’obus, qui arrivent d’abord en sifflant comme de sauvages oiseaux, et qui font voler les tuiles, intéresse comme un feu d’artifice. Dans la suite, comme on se cache au bruit et qu’ainsi l’on ne voit point souvent les effets, il se peut que l’on soit quelque temps intrépide. Mais un autre genre de peur revient, par d’atroces expériences, et s’accroît sans cesse, autant que j’ai vu ; car on ne s’habitue nullement à un danger cent et mille fois prouvé par l’événement.

En revanche on s’habitue très bien à une action nouvelle et même dangereuse faute de signes. On m’a conté qu’un aviateur fit voler ses jeunes enfants au-dessus de Paris, les donnant en garde à une gouvernante de vingt ans. Or ces enfants s’ennuyèrent bientôt en cette cabine étroite, avec le ciel vide au-dessus, et ils entreprirent de jouer à chat perché ; et la gouvernante eut bien peur qu’ils ne sautassent par-dessus bord ; telles furent ses émotions. L’homme n’a point peur comme il devrait, et je dirais presque comme il voudrait. Bien assis, doucement porté, sans aucune violence extérieure qu’il puisse sentir, il échappe naturellement à la peur, s’il n’en voit pas les signes en son voisin. C’est pourquoi, entre curiosité et prudence, la partie n’est jamais égale.

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