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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/71

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LA PEUR

toute d’imagination et qui est presque insupportable.

Jamais on ne dira assez comment la peur nous est naturelle et habituelle. À dire vrai on ne peut rien comprendre aux émotions profondes si l’on ne les nomme de leur nom d’enfance, la peur. Les variétés de l’émotion ne sont que des variétés de la peur. Et c’est en découvrant cette peur continue que l’homme sans peur découvre qu’il est timide. Par cette réflexion qui est de chacun, on en vient à avoir peur de soi, peur de ses pensées, peur de ses mouvements ; peur, enfin, de sa propre peur. Si donc l’on entreprend de se délivrer de la peur, il ne faut pas oublier la peur profonde ; et s’en délivrer ce n’est pas autre chose que gouverner ses pensées. On en revient toujours à ceci, que tout esprit a un travail de héros à faire, qui consiste à ne se point laisser troubler ni envahir. L’esprit est donc résistance, retranchement sur soi ; la sagesse suppose cette sorte d’attitude, qui revient à avoir conscience d’être esprit. Ce n’est au fond que se sentir tout près de Dieu. Telle est l’allure d’un homme ordinaire. Ainsi la peur n’a point besoin d’aliments extérieurs ; elle existe toute en ces limites du corps humain, entre ce cœur qui bat trop vite et ces entrailles inondées de chaud et de froid, en ces membres inoccupés et frémissants, en cette tête qui cherche objet et se détourne de ce qu’elle voit. Une secousse du wagon ranime cette peur ; la moindre perception qui s’y rapporte la redouble ; un cheval mort au bord d’un chemin vous met tout près du désespoir. Par contraste avec cette anxiété indétermi-

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