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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/85

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RÉGLER SES PENSÉES

puleuse. Et au contraire, dans un chant d’oiseau, je n’entends point de son à proprement parler, mais seulement des bruits. Je dirai, si je veux parler rigoureusement, qu’un chant de merle est faux. Admirable métaphore. Car ce chant est pourtant vrai selon tous les mouvements du merle, et selon la nature environnante ; ce chant est vrai, comme on peut dire qu’un homme qui tombe du sixième étage tombe vrai ; et le fait est que la trajectoire sera sans reproche. Mais l’homme qui tombe n’est plus un homme. L’homme qui tombe est une chose qui tombe. Ainsi le commun langage nous redresse comme il convient, disant d’un mauvais chanteur qu’il chante faux. C’est que son chant n’est vrai alors que comme une chute est vraie, comme un dérapage est vrai. Vrai, oui ; mais ce n’est plus œuvre d’homme.

Tout serait vrai dans les pensées d’un fou, vrai par le délire, c’est-à-dire par les mouvements dans le cerveau, les nerfs, les sens, les muscles de ce malheureux. Je demande qu’on porte attention sur cette pensée absurde que toutes les pensées sont vraies. Celui qui achèverait cette belle pensée serait lui-même fou et ne saurait pas qu’il l’est. Il faut donc rebondir de là et se reprendre. On pense faux comme on chante faux, par ne point se gouverner. Et le commun langage nous porte encore plus loin, disant non pas qu’un bon chanteur chante vrai, mais qu’un bon chanteur chante juste. D’où l’on aperçoit une parenté admirable entre penser vrai et penser juste. Disons seule-

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