Aller au contenu

Page:Alain - Onze Chapitres sur Platon, 1928.djvu/171

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 169 —

jamais le seul à prendre. Mais j’ai remarqué que ceux qui ne pensent pas selon l’essence, entendez le sac, et cette société du sage, du lion et de l’hydre, et qui n’ont point dessiné d’avance en idée la forme au moins de ce qui peut en résulter, j’ai remarqué que ceux-là sont toujours pris, en dépit d’une longue expérience. Comme celui qui n’est pas en colère, il croit de bonne foi qu’il ne sera jamais en colère ; et celui qui a bien mangé ne croit pas qu’il aura faim. Ce qu’on voit qui arrive aux autres et à soi n’avertit point, mais frappe seulement. Ainsi, au lieu de l’éternelle avance de celui qui sait, l’éternel retard de celui qui se plaint.

À bien regarder, il dépend de nous de rassembler ces apparences du temps en une pensée hors du temps, ce qui est penser. Chaque moment est notre tout, et chaque moment suffit ; il le faut bien, sans quoi, comme dit Héraclite, nous vivons la mort des dieux, ombres chasseresses d’ombres. Tout est Élyséen et déjà mort en cette vie, si nous vivons selon l’opinion. Mais il y a autre chose, et l’esprit le plus positif ne peut le