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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/100

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LES PROPOS D’ALAIN

rement ainsi, c’est une telle femme qui est redoutable pour un cœur ambitieux.

Surtout dès que l’ambitieux a surpris quelque trouble, quelque signe vite réprimé, quelque lutte au dedans, dont il est peut-être la cause. Peut-être. C’est sur un peut-être que l’amour vit, je dis l’amour-passion ; la certitude le transforme en un bonheur parfait, sans orages, ou bien alors le tue. L’amoureux est un ambitieux ; il cherche des ennemis dignes de sa puissance, et de belles victoires ; ou même, sans chercher de victoires, il s’intéresse aux avantages qu’il prend sans les avoir cherchés. Mais s’il vient à en douter, il en veut de nouvelles marques ; il s’anime au jeu ; il guette un regard, un mouvement ; voilà comment les obstacles, la résistance, les séparations de chaque jour, exaspèrent l’amour jusqu’à la folie. Mais l’attrait physique n’y importe pas autant qu’on croirait, et la débauche y est plutôt contraire.

LXIX

Les sermons sur le mariage sont à la mode. Si j’avais à en faire un, je le ferais sur l’amour et sur l’amitié. Tous sont d’accord pour dire que l’amour ne dure pas plus d’une lune. Il y a peut-être quelques exceptions, mais ce n’est pas la peine d’en parler. Dans presque tous les cas, si l’on veut qu’un mariage soit comme un asile pour les époux, il faut que l’amitié remplace peu à peu l’amour.

Or je vois là une difficulté qui n’est pas petite. L’amitié suppose la confiance et la franchise, deux sœurs. On aime son ami pour les qualités qu’on lui trouve, oui sans doute, mais aussi pour les défauts qu’il laisse voir. De là vient la puissance merveilleuse de l’amitié ; on peut s’y abandonner. On confie souvent à un ami des choses dont on n’oserait pas s’entretenir avec soi-même. Je sens que mon ami est moins sévère pour moi que moi, parce qu’il me connaît mieux que moi ; il est le témoin impartial de ce que j’ai appris de moi-même. La confession des catholiques est un effort pour instituer ces consolations d’amitié sans l’amitié. Une amitié pleine, voilà le vrai paradis. La conversation ne cesse jamais ; l’ennui ne vient jamais ; les tristesses mêmes sont des espèces de joies. Tel est le port, après les tempêtes de l’amour.