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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/101

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LES PROPOS D’ALAIN

La difficulté vient de ce que l’amour ne va pas sans flatteries et sans mensonges. D’abord on veut plaire ; on règle ses discours sur le sourire de l’autre, comme un orateur navigue selon les bravos et les sifflets. Bien plus, on veut aimer, on est heureux d’aimer ; il y a des choses qu’on ne veut point voir, et qu’on ne voit point. L’amour, comme disent les poètes, a les yeux bandés.

Mais, encore mieux, le désir produit une espèce de délire de tout le corps, qui fait que les plus petites choses nourrissent un plaisir infini ; d’où il vient que nous trouvons sincèrement tout beau, et que nous le disons avec des mots brillants et triomphants, comme le paon qui fait la roue. Toutes les lettres d’amour sont belles. Flatterie engendre joie, joie engendre flatterie ; cela est sans fin.

Si l’on veut arriver à l’amitié, il faudra pourtant bien passer de la poésie à la prose ; il faudra retirer quelque chose de ces éloges ; il faudra parler franchement et éclairer d’un jour cru le visage et l’âme. Cela n’ira point sans regrets et sans douleurs : « Autrefois, tu n’aurais pas dit cela. » Presque toujours l’orateur revient à ses anciens discours ; il est condamné à répéter son catéchisme. C’est comme les petits mots d’amour ; on peut en découvrir de nouveaux, mais il ne faut pas négliger les anciens ; ainsi s’allonge la liste des politesses. Échapper à cette tyrannie des rites, penser ce qu’on dit, dire ce qu’on pense, c’est tout l’art du pilote dans le mariage. Voilà le cap des tempêtes, qu’il faut doubler.

LXX

Romain Rolland, dans son beau livre, fait entendre qu’un bon ménage est rare, et par des causes naturelles. En suivant les mêmes chemins, en considérant ses personnages, et surtout les personnages vivants qui se sont trouvés dans mon chemin, j’aperçois des traits distinctifs qui rendent souvent les deux sexes ennemis l’un de l’autre, sans qu’ils sachent toujours bien pourquoi. L’un est affectif, l’autre actif ; cela a été dit souvent et rarement expliqué.

Affectif n’est pas la même chose qu’affectueux. Ce qu’il faut entendre sous le mot, c’est une liaison plus étroite des pensées avec les sources de la vie. Cette liaison s’observe chez tous les malades, quel que soit