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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/104

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LES PROPOS D’ALAIN

chargée de matière, une pensée aux larges pieds, voilà ce qui mène le monde. Nos professeurs n’ont pas assez médité là-dessus ; car je vois qu’ils nous font une élite, et méprisent la masse. Double erreur. L’élite n’a pas besoin d’eux ; mais c’est ce gros garçon joufflu, un peu endormi, un peu paysan, qui a besoin d’eux. Mais ils nous font des têtes sans corps, avec des ailes d’ange, comme dans les tableaux d’église. Des poings qui pensent, voilà ce qu’il nous faut aussi.

LXXII

Je reviens à ce terrible « Poil de Carotte » de Jules Renard. Ce livre est sans indulgence, et il est bon de dire là-dessus que le mauvais côté des choses n’est pas difficile à apercevoir ; communément ce sont les passions qui se montrent et c’est l’amitié qui se cache. Et c’est d’autant plus inévitable que l’intimité est plus grande. Un homme qui ne comprend pas cela est nécessairement malheureux.

Dans la famille, et surtout si les cœurs sont tout à fait dévoués, personne ne se gêne, personne ne prend un masque. Ainsi une mère, aux yeux de son enfant, ne pensera jamais à lui prouver qu’elle est une bonne mère ; ou alors c’est que l’enfant est méchant jusqu’à la férocité. Un bon enfant doit donc s’attendre à être traité quelquefois sans façon ; c’est là proprement sa récompense. La politesse est pour les indifférents, et l’humeur, bonne ou mauvaise, est pour ceux que l’on aime bien.

Un des effets de l’amour partagé, c’est que la mauvaise humeur y est échangée naïvement. Le sage y verra des preuves de confiance et d’abandon. Les romanciers ont souvent noté que la première marque de l’infidélité de la femme, c’est un retour de politesse et d’attention à l’égard de son mari ; mais on a tort d’y voir un calcul. C’est que l’abandon n’y est plus. « Et s’il me plaît à moi d’être battue », ce mot de théâtre grossit jusqu’au ridicule une vérité du cœur. Battre, injurier, récriminer, c’est toujours le premier mouvement. Par cet excès de confiance, la famille peut périr, j’entends par là devenir un milieu détestable, où les voix prennent d’elles-mêmes l’accent de la plus vive colère. Et cela se comprend bien ; dans cette intimité de tous les jours, la colère de l’un nourrit la colère de l’autre, et les moindres passions