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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/105

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LES PROPOS D’ALAIN

s’y multiplient. Il est donc trop facile de décrire toutes ces humeurs âcres. Si seulement on les expliquait, le remède se trouverait à côté du mal.

Tout naïvement chacun dit d’un être grognon ou hargneux qu’il connaît bien : « C’est son caractère. » Mais je ne crois pas trop aux caractères. Car, selon l’expérience, ce qui est régulièrement comprimé perd de son importance au point d’être négligeable. En présence du roi la mauvaise humeur d’un courtisan n’est pas dissimulée, elle est abolie par le vif désir de plaire ; un mouvement exclut l’autre. Si vous tendez amicalement la main, cela exclut le coup de poing ; il en est ainsi des sentiments, qui tirent toute leur vivacité des gestes commencés et retenus. Une femme qui a du monde, et qui interrompt sa colère pour recevoir une visite imprévue, cela ne me fait point dire : « Quelle hypocrisie ! « mais : « Quel remède parfait contre la colère ! »

L’ordre familial c’est comme l’ordre du droit ; il ne se fait point tout seul ; il se fait et se conserve par volonté. Celui qui a bien compris tout le danger du premier mouvement règle alors ses gestes, et conserve ainsi les sentiments auxquels il tient. C’est pourquoi le mariage doit être indissoluble au regard de la volonté. Par là on s’engage soi-même à le conserver bon, en calmant les tempêtes. Telle est l’utilité des serments.

LXXIII

On se tire quelquefois d’affaire, au sujet des danses impudiques et choses du même genre, en disant que tout ce qui est naturel est bon, et que les effets malsains de la nudité viennent d’une mauvaise morale ecclésiastique, qui a voulu comprimer et mutiler la nature. Je veux bien avouer qu’il y a une pudeur trouble, qui donne plus de prix au péché. Mais, quand on sera délivré des idées confuses, il restera encore un problème, que l’on peut poser en termes très clairs.

Il est hors de doute que le désir sexuel est le plus puissant peut-être, très puissant certainement, contre la raison. C’est par là que Samson ou Hercule, dans tous les temps, perd la direction de lui-même, et devient complice d’injustices. Peu de ministres sont capables de résister aux prières d’une belle femme. Et l’amour-passion est, comme on sait, une étrange folie qui explique la plupart des injustices,