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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/116

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LES PROPOS D’ALAIN

Sans les échanges et les transports, sans les machines qui viennent de la ville, il y aurait, dans cette riante vallée, quelques champs maigres, et des fourrés inextricables ; sur le plateau, une forêt avec des loups ; des famines, des sorciers, des paniques, des guerres de village à village ; des nuits effrayantes ; des bandits partout, dont les plus audacieux seraient barons, comtes et rois. Une autre misère, une autre injustice. C’est la ville qui assainit la campagne. Il faut des usines, des cuirassés, et la corruption des villes, et le journal à un sou, pour que le paysan assis à sa porte nous fasse envie. Il suffit sans doute d’une bonne soupe et d’un cœur tranquille ; mais c’est plus compliqué sans doute qu’on ne croirait de conquérir ces biens si simples, et de les garder.


LXXXII

Quand j’étais enfant, on me faisait une peinture effrayante de l’ancien régime. Ce qui m’avait frappé, c’est que les serfs devaient, entre autres choses, battre l’eau des étangs pour faire taire les grenouilles pendant que les seigneurs dormaient. Quoi, tant de peine pour le plus grand nombre, et si peu de plaisir pour quelques-uns ! J’aurais voulu être seigneur, et vivre dans ce temps-là, pour dire aux pauvres serfs : « Allez vous coucher ; en pensant que vous dormez bien, je trouverai agréable le chant des grenouilles. » Si j’étais maintenant au nombre des riches, et si je vivais sans produire dans quelque somptueux hôtel, je me consolerais sans doute en pensant aux progrès accomplis depuis ce temps-là ; et il me suffirait que les serfs ne battent plus l’eau des étangs. Pourtant, si je regardais mieux, que de peines inutiles je pourrais compter autour de moi, pour mon service, et dont je ne tirerais pas même un tout petit plaisir !

Si j’étais riche, je voudrais sans doute avoir le téléphone chez moi, et quelques jours après j’aurais le plaisir d’entendre une sonnerie criarde, et d’entrer en conversation avec quelqu’un qui me demanderait, en nasillant, de lui faire apporter un tonneau de bière ou deux livres de veau. Il n’y aurait rien de changé dans le monde, à ce que je croirais, que cette sonnerie, ces cornets noirs, et ces fils verts accrochés au mur. Mais regardez mieux. Du minerai de cuivre aurait été extrait et transporté ; le cuivre aurait coulé dans des creusets ; des