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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/117

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LES PROPOS D’ALAIN

fils auraient été étirés, recuits, transportés encore, enroulés, déroulés en l’air ou sous la terre ; des murs auraient été percés ; un peu de zinc aurait été ramené à l’état de minerai dans la pile ; une téléphoniste aurait eu à compter avec un abonné de plus. Tout cela pour que je pusse maudire les importuns et les étourdis, et enfin décrocher mes récepteurs afin d’avoir la paix. Il est vrai qu’en revanche ma bonne saurait très bien téléphoner pour avoir trois croissants ou une douzaine d’oranges. Tel serait le résultat de ces efforts ingénieusement combinés et de cette attention toujours en éveil. Je consommerais un bon nombre d’heures de travail, et à peu près sans profit pour moi.

C’est ainsi que la coutume et l’imitation créent de faux besoins, dont la satisfaction ne procure même pas toujours de vrais plaisirs. On dira que c’est ainsi ; et que pour y changer la moindre chose il faudrait changer trop de choses, car tout se tient. C’est justement ainsi que raisonnait le seigneur, au temps des rois. Rien n’est changé, je le vois bien. Et les serfs battent toujours l’eau des étangs afin de faire taire les grenouilles.

LXXXIII

On est effrayé lorsque l’on réfléchit à ce que nous dépensons en chemins de fer de montagne et en hôtels à touristes, c’est-à-dire seulement pour le plaisir. Chaque jour un poids énorme de gens et de bagages est élevé et redescendu ; et pour quel prix démesuré ! Je ne compte pas l’argent qu’ils donnent pour cela ; car ce que l’un donne, l’autre le reçoit, et c’est ce qui fait croire que toutes ces dépenses de luxe sont profitables, tout compte fait. Je compte la force perdue, je dis la force humaine perdue, seule vraie richesse sans doute.

Comptez tous les travaux qui sont nécessaires pour que ce torrent élève ce joli wagon de bois verni. Il faut barrer le torrent dans les hauts, le filtrer et le clarifier autant qu’on peut dans de grands bassins maçonnés, et puis le jeter dans d’énormes tuyaux de tôle qui amènent ce courant d’eau sur des turbines ; or les turbines, réglées par écluses et vannes, font tourner des dynamos ; les turbines s’usent vite par l’effort qu’elles supportent sur leurs palettes obliques ; on m’a dit que les petits cailloux que l’eau entraîne percent la tôle et la rendent