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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/122

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LES PROPOS D’ALAIN

L’Avare de nos jours passe toute mesure ; il est seul, avec quelques compères, à savoir ce qu’il peut. L’or est bien une puissance toujours, pour vous et pour moi ; mais nous nous en servons mal. Nous l’échangeons contre un esclave d’un moment. L’Avare s’enrichit tout en dominant. Si quelqu’un l’a méprisé, il trouve l’occasion de se venger et en même temps de s’enrichir. Inversement, s’il récompense un de ses fidèles, il y gagne encore.

Il n’y a donc point tant de différence entre le Prodigue et l’Avare, si l’on considère les fins. Tous deux veulent dominer ; mais le prodigue s’y prend mal ; il se ruine en flatteurs. L’avare a son troupeau de flatteurs comme le paysan a son troupeau de moutons. Le prodigue use ses forces en les exerçant ; l’avare multiplie sa puissance par l’action. Il faut dire enfin, pour faire des comptes justes, que l’avare favorise aussi bien les travaux de luxe, pourvu qu’il y gagne gros ; et que, comme prêteur, il est complice des folles dépenses. Mais, ce qui est surtout redoutable, c’est son pouvoir politique, j’entends contre l’égalité, contre les droits et même contre les opinions ; car toute page imprimée est sous le contrôle d’un avare. Et c’est une raison pour frapper d’impôt les plus gros revenus, quel qu’en soit l’emploi ; on s’oppose ainsi aux dépenses folles et à la tyrannie en même temps.

LXXXVII

Le luxe est nuisible de deux manières. D’abord parce qu’il dévore des journées de travail ; au lieu de construire un grand palais qui sera habité peut-être un mois par an, les maçons feraient aussi bien cent maisons agréables, pour cent ménages ; et ainsi le salaire des maçons ne coûterait rien à personne ; ce ne serait qu’un échange entre les maçons d’un côté et de l’autre les cordonniers, les ébénistes, les jardiniers, enfin tous ceux qui ont besoin de maisons tout autant que les maçons ont besoin de légumes, d’armoires, de chaussures. Supposez qu’un riche brûle cent maisons pour se faire un parc ; il y aurait bien cent maisons de moins dans le monde ; or s’il emploie à construire son palais le travail qui produirait cent maisons, le résultat est absolument le même. On n’expliquera jamais assez ces rapports si profondément cachés.