Aller au contenu

Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/126

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

distingué entre l’homme et l’outil. Il faut établir et fortifier le respect de la vie humaine. Voilà qui définit un droit strict de la Nation sur les Compagnies. Il ne faut pas qu’il y ait un prix de revient du meurtre. Donc la Compagnie n’est pas libre de choisir entre ces deux solutions : payer pour ne pas tuer, et payer pour avoir tué. Suivez mes deux anecdotes, sans autre guide que le bon sens ; elles vous mèneront loin.

XC

Le socialisme n’est pas seulement une belle construction en utopie. Il s’infiltre dans les faits ; et il semble bien que les discours des socialistes n’y soient pour rien, et que même leur action politique s’y oppose ; mais la nature des choses travaille pour eux, et bien mieux qu’eux, sans qu’ils s’en doutent.

L’idée capitale du socialisme, c’est sans doute qu’il n’y a point de liberté contre le salut commun. Un ouvrier n’a point le droit, parce qu’il travaille très vite et n’a que peu de besoins, de traiter individuellement avec l’employeur, et de condamner ainsi ses frères à une vie misérable. Ce raisonnement est bien plus fort contre l’employeur, s’il prétend être heureux par le malheur des ouvriers ; il ne peut l’essayer un moment que par l’incroyable aveuglement des pauvres, qui le nourrissent et le protègent à tout instant ; et ce que la grève générale veut montrer, c’est que le plus puissant et le plus riche des employeurs ne se conserverait pas un moment, si tous ceux qui produisent refusaient de faire société avec lui. Ces rapports sont maintenant assez connus pour qu’on en raisonne, et que l’on fasse des lois à ce sujet, sans qu’il soit nécessaire d’aller jusqu’à la dangereuse expérience qui romprait la société pour un moment.

Or, ce qu’il y a de remarquable, dans ce conflit d’idées où nous sommes jetés, c’est que tous les ennemis du socialisme proposent des thèses socialistes, disant que toute liberté n’est pas bonne, et que c’est la société tout entière qui doit déterminer les droits et les devoirs des individus ou des groupes. Au contraire ce sont les syndicalistes, et les socialistes entraînés à leur suite, qui revendiquent une liberté de guerre et un droit sans limites de la partie contre le tout. L’ivresse individualiste a passé d’un camp dans l’autre.