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LES PROPOS D’ALAIN

qu’il faut penser. J’aime ce beau raisonnement-là. Un jet de pompe l’aura bientôt noyé. Sonnons seulement l’autre partie. Que la fête continue. Jetons des fleurs. C’est ainsi que l’histoire allait, tant que nos froids raisonneurs étaient au cachot. Des guerres, des émeutes, des pendaisons, des triomphes. Dès qu’on avait chassé un roi, il en fallait un autre. Bon ! Les voilà qui portent le gagnant sur leurs épaules maintenant. On se sent à l’aise, ici. Toute la monarchie y est. Il n’y manque, hélas, que le roi. »

Le vieux marquis dirigea sur la tribune officielle un regard assez ironique. Les ministres y paradaient, et souriaient aux actrices, heureux d’oublier, pendant ces heures trop courtes, qu’ils avaient promis la justice au peuple.

CV

Ce juillet ressemble à un juin par le feuillage et par l’herbe. Une des beautés de juin, c’est que les bois n’ont pas de dessous ; ils se posent sur les champs ; l’herbe continue le feuillage. Mais quand juillet est un peu chaud, l’herbe mûrit et bientôt se dessèche ; la bordure des bois et des haies est marquée alors par une ligne d’ombre ; ce sont les premières rides du paysage. Cette année-ci, par l’effet des pluies et des nuages, les herbes ont encore leur jeunesse, et les céréales jaunissent dans la verdure. Imaginez une étroite vallée, des pentes boisées, les cultures un peu plus bas, les prés et la rivière, au déclin du jour, une ornière brillante de soleil, toutes les couleurs avivées par la pluie. Un petit train de campagne me promenait d’un tableau à l’autre, sous des nuages changeants. Les peuples du Midi ont célébré la lumière, mais ils ont ignoré la couleur.

Comme j’allais suivre ces vaines pensées, bien dignes d’un citoyen des villes, je remarquai dans les cultures de grandes foulées, tout à fait irrégulières, mais bien limitées, comme si des hommes descendus du ciel avaient campé dans les seigles, dans les blés et dans les avoines, ou comme si quelque géant avait marché au hasard dans les cultures. C’étaient bien les pas du vent. Ces vallées sinueuses et assez resserrées sont comme des fleuves de vent, ou plutôt des ruisseaux de vent, avec des tourbillons et des remous, et, par endroits, des espèces de