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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/146

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LES PROPOS D’ALAIN

lacs plus tranquilles. Nous ne voyons point le vent ; nous le sentons très mal ; nous croyons qu’il s’élève et s’apaise d’instant en instant, alors que sans doute nous passons d’un cyclone à l’autre. Je ne puis expliquer autrement ces foulées dispersées comme des pas ; il faudrait une quantité de baromètres de place en place, et très sensibles, pour observer ces pressions variables ; mais les blés en gardaient la trace.

En considérant plus attentivement la chose, je remarquai que les champs de céréales étaient toujours foulés et comme écrasés dans leur milieu, jamais sur les bords ; et même souvent la récolte piétinée et gâchée dans la terre était séparée d’un pré ou d’un chemin par une haie d’épis bien droits. Beau problème pour un physicien. Et voici comment je m’expliquai la chose. Il faut toujours penser que le vent, surtout chargé de pluie, presse surtout de haut en bas, comme l’eau presse sur le fond du ruisseau. Or, les épis du milieu qui sont tenus par leurs voisins, ne peuvent éviter le choc ; les tiges sont cassées, et les coups de vent agissent comme le pilon dans un mortier. Au contraire, vers la bordure, les épis, libres d’un côté, se penchent d’un mouvement souple, et se relèvent à chaque fois. Vaines pensées encore. Il est plus sage de réfléchir sur la guerre, dont la menace s’ajoute à tous ces maux. Car ici les cyclones et tourbillons dépendent de nous.

CVI

Le cocher Georges, tant qu’il fut cocher, fut un très honnête cocher. Sa grande affaire était de suivre la ligne droite et d’arriver le plus vite possible. Tout le reste, piétons, voitures, sergents de ville, était au second plan ; non qu’il fût capable de foncer sur l’obstacle ; non pas ; il était très bon. Même, quand il faisait des discours au restaurant, il reconnaissait bien qu’il faut de l’ordre, et que le bâton blanc des agents est utile à quelque chose. Mais, dans le feu de l’action, sa pensée se resserrait autour de son fouet ; il ne pensait plus qu’à l’heure et à la course ; il ne voyait plus que son droit. Les piétons s’arrêtaient sur la chaussée pour lire le cours de la bourse ; les livreurs rangeaient leurs voitures de façon qu’il fallait les accrocher ; l’agent, avec son